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Energie et nouveaux enjeux : « Il faut se préparer à un changement inouï des usages »
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Energie et nouveaux enjeux : « Il faut se préparer à un changement inouï des usages »

 

Invité conjointement par l’IPSA et les trois autres écoles d’ingénieurs du Groupe IONIS à venir s’adresser aux étudiants le jeudi 10 novembre, Arthur Keller se présente comme « un penseur d’alerte ». Expert des vulnérabilités des sociétés face aux risques systémiques et des stratégies de résilience et de sécurité globale des territoires, cet ingénieur en astronautique de formation a, pendant plusieurs heures, participé à faire prendre conscience aux futurs ingénieurs de la réalité des grands enjeux de notre temps et leur faire entrevoir les pistes de solutions possibles.

 

Energie et nouveaux enjeux : « Il faut se préparer à un changement inouï des usages »

 

Pourquoi avoir accepté l’invitation des écoles d’ingénieurs du Groupe IONIS à venir aborder ces enjeux de la transition liée à l’énergie et à l’ingénierie ?

Arthur Keller : D’abord parce que je crois justement qu’il faut sortir de l’idée de transition pour plutôt passer maintenant à une transformation : il ne s’agit plus de simplement faire évoluer nos pratiques, mais bien de les réévaluer, de les remettre en question, d’opérer des changements de cap et des renoncements. Certaines activités doivent croître, mais beaucoup doivent être repensées, améliorées, revues à baisse, et d’autres encore doivent être arrêtées. Ensuite, j’ai également accepté de venir car j’estime que c’est très important de faire passer le message aux étudiants de manière générale et aux futurs ingénieurs tout particulièrement. En effet, je considère que les ingénieurs ont un rôle clé à jouer pour l’avenir, et ayant moi-même un passé d’ingénieur, je pense savoir comment leur parler, même si, bien sûr, tous n’auront pas reçu le message de la même manière. Je cherche avant tout à faire évoluer leur réflexion à un moment critique pour eux, à leur faire réaliser que ce qu’ils font ou vont faire n’est jamais neutre, que directement ou indirectement cela sert un système, une finalité qui leur est en général implicitement imposée, et j’espère les motiver à remettre en question les énoncés qui leur sont ou seront donnés et à décrypter les enjeux afin de ne pas devenir des pions naïfs, manipulés pour renforcer à leur insu une vision du monde intrinsèquement idéologique, vision dont on peut dire aujourd’hui, hélas, qu’elle a été et continue d’être globalement destructrice. C’est d’autant plus important que cette réflexion reste encore majoritairement très lacunaire au vu de ce que proposent la majorité des écoles d’ingénieurs dans leur cursus. De ce fait, quand on me donne l’occasion d’aller plus loin et de remettre en question certains fondamentaux que j’en suis venu à juger délétères, je saisis volontiers l’opportunité si cela m’est possible.

Enfin, le fait que cette conférence prenne place dans l’enceinte d’une école spécialisée en aéronautique, un domaine que j’ai bien connu, n’est pas anodin : les secteurs de l’air et de l’espace sont particulièrement concernés par les enjeux de notre siècle et se trouvent face à des remises en question nécessaires, pour des questions écologiques bien sûr, mais aussi des questions stratégiques et industrielles capitales. Pour ma part, je suis à peu près persuadé que l’aérien de la seconde moitié de ce siècle, s’il existe encore, ressemblera à l’aérien d’il y a 50 ans : un secteur de niche réservé à quelques élites. Il faut donc se préparer à un changement inouï des usages car nous sommes en train de sortir de l’ère des carburants abondants et bon marché et que nous allons vivre une grande descente énergétique et matérielle qui remettra en question l’intégralité de nos modèles de société.

 

Energie et nouveaux enjeux : « Il faut se préparer à un changement inouï des usages »

 

Quand est-ce qu’est apparu chez vous ce déclic en tant qu’ingénieur ? Quand avez-vous commencé à vous intéresser à ces enjeux ?

Arthur Keller : Cela s’est fait de manière très graduelle, même si j’ai développé une sensibilité aux risques majeurs et aux enjeux écologiques dès l’adolescence. J’ai véritablement commencé avec quelques champs disciplinaires découverts pendant ma formation, à l’image de la systémique. Ayant servi deux ans dans la Marine nationale, je me suis également beaucoup intéressé aux questions de « continuum sécurité-défense », c’est-à-dire ce qui assure la sécurité des populations depuis l’échelle locale jusqu’aux vulnérabilités en matière de sécurité nationale qui découlent de la non prise en compte des interactions dynamiques entre systèmes sociaux, processus écologiques et phénomènes géophysiques. Progressivement, j’ai compris qu’il me fallait encore étendre le champ de mes connaissances pour toujours mieux comprendre. Je me suis alors intéressé aux sciences humaines et sociales. Petit à petit, je me suis formé pour renforcer mes compétences, en acquérir de nouvelles et explorer dès que possible les interactions qui se produisent aux points de contact entre champs disciplinaires. De fil en aiguille, j’ai vu s’affiner la granularité de ma lecture de ces enjeux. C’est une mécanique très progressive. Ma pensée continue d’évoluer et rien n’est tout à fait figé. C’est, toujours, un « work in progress » !

 

Energie et nouveaux enjeux : « Il faut se préparer à un changement inouï des usages »

 

L’ingénieur ayant justement pour but d’imaginer et de concevoir le monde de demain, les futurs diplômés de ces écoles devraient donc voir ces défis et ces enjeux comme autant d’opportunités, non ?

Arthur Keller : La créativité provient toujours des contraintes : plus on en a, plus on se doit d’être créatif. Des enjeux incroyables se dressent devant nous, aux implications majeures à la fois pour les sociétés humaines et pour chacun de nous, et les défis d’innovation, gigantesques, devraient mobiliser, séduire les meilleurs cerveaux de l’époque. Mais pour que cela devienne une opportunité concrète, encore faut-il que les enjeux soient enfin compris et intégrés, ce qui n’est hélas toujours pas le cas, puis que les établissements de formation, les entreprises et les collectivités développent une vision cohérente et proposent de nouvelles opportunités pertinentes. Les investisseurs et dispositifs de financement doivent aussi se positionner clairement sur le sujet.

On a de la créativité à mettre dans de nouveaux modes de vie, dans de nouveaux usages, dans de nouveaux modèles économiques et dans des techniques nouvelles. L’un de mes grands chevaux de bataille à ce stade, ce sont les low-tech qui, contrairement à ce que certains pourraient s’imaginer, ne sont pas des « no tech » mais des façons de concevoir ce qu’est la juste intensité technologique pour assurer une fonction donnée. Il n’est pas question ici de choses nécessairement manuelles. Une marmite norvégienne, un four solaire ou un vélo servant à faire tourner le tambour d’une machine à laver, ce sont des illustrations communes de ce qu’est la démarche low-tech au sens classique du terme ; c’est intéressant, souvent créatif, et ça va s’avérer fort utile demain à n’en pas douter – je me réjouis donc du foisonnement des inventivités en la matière. Toutefois, restreindre les low-tech à ce type de choses condamne selon moi la notion à se voir réservée à des démarches marginales et à des pays moins « développés » que la France… alors qu’en réalité les low-tech peuvent être bien plus que ça encore : à mes yeux, elles représentent également un enjeu d’innovation technique et industrielle absolument formidable qui consiste à repenser les cahiers des charges pour y intégrer des critères relatifs d’une part à l’impératif de soutenabilité au sens notamment écologique du terme – ce qu’on peut appeler la « durabilité forte », d’autre part à l’enjeu de résilience collective. Il s’agit d’apprendre à modéliser les arbitrages entre ces critères afin de produire des technologies pérennes aptes à assurer la satisfaction de besoins essentiels avec un haut niveau de fiabilité tout en contribuant à organiser une descente énergétique et matérielle. Soit nous parvenons à concevoir, négocier, planifier et opérer cette descente, soit elle nous sera imposée par les lois de la physique et cette régulation sera d’autant plus synonyme de tragédies que nous aurons échoué à nous y préparer avec discernement.

Les low-tech sont une boîte à outils permettant d’envisager une mutation profonde des pratiques. De manière générale, elles peuvent nous permettre de produire des biens, des services et des systèmes durables à peu près n’importe où, en adaptant les spécifications et la priorisation des contraintes dans des arbitrages multi-critères pour élaborer à chaque endroit des choses adaptées aux conditions, enjeux, matières premières locales, en n’utilisant que des ressources accessibles dans un rayon géographique maîtrisable et en mettant au point des hybridations entre techniques ancestrales du monde entier d’un côté, état de l’art des savoirs et savoir-faire de l’autre. L’idée principale est de permettre aux gens de se réapproprier l’outil au lieu d’en devenir esclaves, en leur donnant la possibilité de le réparer facilement si besoin, de le faire durer et évoluer. Dans ce système si sophistiqué, pour remettre en état un outil ou un équipement en panne, on se retrouve parfois coincé à cause d’un logiciel propriétaire ou de la nécessité de faire venir une pièce de rechange de l’autre bout du monde, et cela ne marche que tant que tout va bien, que l’économie fonctionne, que les chaînes logistiques sont fiables… Or tout cela dépend d’une abondance de pétrole bon marché dont nous ne sommes (quasiment) pas producteurs. Notre vulnérabilité est à l’image de notre dépendance : totale. Cela doit absolument changer.

Pour y parvenir, il est nécessaire de se fixer de nouveaux objectifs d’innovation qui ne soient pas adossés à cette volonté de toujours pousser la performance au max du max par principe, au mépris des autres paramètres. Il est temps de viser plutôt une performance qui, tout en restant bonne, s’accompagnerait d’une robustesse et d’une fiabilité pérennes, en anticipant sur une dégradation des conditions globales. C’est ça qui me semble prioritaire. Et si l’on se reprojette dans cette idée que, sur la base de ce que les professionnels des hydrocarbures nous livrent comme données, nous nous apprêtons à sortir de l’ère du pétrole et du gaz naturel abondants et à bas prix dans le courant des années 2030 au plus tard, alors il faut se réveiller en urgence et saisir que tout ou presque doit être remis en question. Si vous développez des technologies ou des systèmes qui sont tributaires d’approvisionnements récurrents en provenance de contrées éloignées pour fonctionner et perdurer, alors ça ne tient pas la route. Cette logique devrait, idéalement, incorporer tout ce qui intervient le long de la chaîne de valeur en amont et en aval de la production et de l’usage, incluant l’extraction minière et la fin de vie.

Bien entendu, ce changement ne sera pas simple, mais il est nécessaire car le système actuel ne pourra plus fonctionner d’ici quelques années – on ne peut qu’espérer que la production et la distribution des produits vitaux puissent être maintenues… mais on voit bien qu’aujourd’hui les pénuries sont nombreuses dans de multiples secteurs d’activité, certaines purement conjoncturelles, d’autres structurelles. Face à ces enjeux inédits, les ingénieurs et les élèves ingénieurs bientôt actifs vont devoir imaginer et adopter des logiques d’innovation inédites. Il serait bienvenu qu’ils commencent à interroger les finalités, justifications et, souvent, idéologies qui sous-tendent les objectifs qui leur sont ou seront alloués, et qu’ils s’allouent par eux-mêmes d’autres objectifs s’ils le peuvent – cela s’adresse avant tout aux décideurs et aux entrepreneurs, qui ont une liberté de choix quant aux finalités de leur activité. Il ne faut plus restreindre l’innovation au « comment » mais l’étendre au processus de décision du « quoi », lui-même découlant d’une réflexion sur le « pour quoi faire ». Tant qu’on persistera à concevoir le monde de demain comme une extrapolation linéaire du monde d’hier, avec les mêmes logiques d’innovation, on changera la manière dont on poursuit les buts, mais pas les buts eux-mêmes : on continuera de viser la performance et la compétitivité, le toujours-plus, toujours plus fort, plus rapide, plus petit, plus léger, plus smart, etc. Sauf que tout ça nous mène droit dans le mur des limites planétaires.

 

Energie et nouveaux enjeux : « Il faut se préparer à un changement inouï des usages »

 

Concernant les low-tech, vous mettez un point d’honneur à les différencier de ce que certains nomment « l’innovation frugale ».

Arthur Keller : C’est vrai et j’insiste là-dessus : ce n’est pas la même chose, même si les deux démarches présentent quelques similitudes. L’innovation frugale consiste principalement à se concentrer sur les fonctionnalités de base, sans options superflues… pour pouvoir fabriquer à moindre coût et commercialiser auprès de nouveaux segments de marché moins aisés. C’est avant tout une logique orientée business : on cherche à vendre davantage. C’est low-cost mais l’approche n’est pas alignée avec la philosophie low-tech. Les low-tech, pour leur part, ne sont pas nécessairement low-cost, car parvenir aux bons compromis techniques, écologiques, économiques et systémiques peut nécessiter un grand effort de recherche et développement. Il est parfois compliqué de concevoir et de manufacturer quelque chose de simple.

Embrasser toute la complexité du monde pour recentrer l’innovation sur la satisfaction pérenne de nos besoins les plus essentiels doit devenir une priorité pour les ingénieurs d’un monde qui s’apprête à vivre des ruptures paradigmatiques d’une nature et d’une envergure inédites. Les élèves du Groupe IONIS font partie des individus qui disposent de leviers utiles pour aiguiller les changements dans la bonne direction : non plus celle, immature, du vers l’infini et au-delà mais celle, responsable, de modes de vie réinventés, apaisés, dignes et véritablement durables.